Jusqu'à la mort

Il m'arrive parfois de me demander si j'aurais pris la décision de divorcer au cas où j'avais pu entrevoir les conséquences que ça impliquerait. Deux ans et demi après la séparation, les avocats se contredisent toujours, le temps avance plus vite que la situation. J'envie les gens qui divorcent d'un commun accord, dans une certaine intelligence, sans haine viscérale. Il faut croire que ça n'était pas pour moi. Aurais-je pris cette décision en sachant que je devrais ensuite me justifier en chaque occasion, devant prouver de manière factuel que j'aime mes fils, que je n'étais pas heureux, que je l'ai aussi fait pour eux? Est-ce que j'étais vraiment préparé à envoyer valser une situation bâtie sur 15 ans de travail, de sacrifices, d'efforts pour me retrouver à 36 ans, ayant perdu tout ce que j'avais essayé de construire? Le courage a une réputation très surfaite, c'est sans doute l'ignorance qui fait les gens courageux. Je comprends les femmes et les hommes qui sont effrayés à l'idée de s'affranchir, abandonnant l'idée de voir leurs enfants tous les jours, acceptant d'assister à la liquidation de leur patrimoine durement acquis au fil du temps. Et se retrouver seul. Face à soi-même. Face à son choix. Sans droit à l'erreur. Auquel cas les bonnes âmes sauront rappeler qu'on l'a bien cherché.

Seul face à moi-même, les questions sont toujours les mêmes. Qu'en serait-il si je n'avais pas eu le courage de partir ainsi? Je ne pouvais plus supporter la situation qui était ma vie quotidienne, je ne supportais plus d'être muselé, soumis, domestiqué. L'idée d'en finir avec la vie a été une éventualité. L'impression d'un ratage total. De m'être fourvoyé. Dehors ou mort. Il y a toujours un choix à faire. Partir ainsi, c'est avoir le vent contre soi. Et encore, j'ai eu la chance d'être particulièrement soutenu. Ça n'est pas le cas de tout le monde. Chercher les motivations pour aller de l'avant, pour avancer malgré l'épuisement moral et émotionnel d'une telle décision. Se retrouver face à soi-même. Se demander si je ne suis pas fait pour être sous influence. Je crois sincèrement que l'on reproduit, pour certains d'entre nous, un schéma de vie qui nous a été inculqué. On ne le fait pas consciemment, mais on le fait. Le véritable courage est de savoir en sortir dès ses plus jeunes années. Les circonstances, dans mon cas, m'ont poussé à faire tout l'inverse. A croire que mon mode de vie, mes goûts, mes envies, étaient déviantes et perfides, je suis rentré dans le rang, préférant la tranquillité du sentier balisé plutôt que l'aventure des collines. Quitte à être un mouton parmi des milliers d'autres. Invisible. Prévisible.

J'ai appris à vivre presque quotidiennement avec les peurs et les angoisses liées à un divorce en version longue. L'incertitude, qu'elle soit financière ou judiciaire, fait désormais partie de mon quotidien, si bien que j'aurais bien du mal à réaliser au moment où ce processus s'achèvera enfin. J'essaie de trouver ma voie, celle que je veux tracer, avec 15 ans de retard. Avec la peur que ça ne soit qu'une illusion. Car comment être sûr que je ne suis pas fait pour évoluer sous influence? J'avoue que c'est un piège qui me fait peur. Parce qu'il y a des choses, des expériences, des traumatismes, que je ne pourrais jamais ignorer alors même que j'ai tout fait pour les chasser de mon esprit. Comment ne pas avoir peur de soi quand on s'est ainsi abandonné à quelqu'un d'autre pendant des années? J'ai été brimé, parfois humilié, avec mon consentement plein et entier. Un peu comme si j'avais un statut de victime à assumer. Sacrifié un jour, sacrifié pour toujours? J'ai vraiment la sensation que c'est un réflexe, une façon de se défendre, d'accepter sa condition. 

Je dois me faire violence quotidiennement pour m'imposer à moi-même. Pour refuser de me laisser glisser vers mes peurs, mes angoisses. Pour braver les limites que je me suis moi-même imposées. C'est un combat contre moi-même, contre les habitudes qui se sont ancrées au fil du temps. Apprendre à affirmer son caractère tardivement demande beaucoup d'efforts. Je ne pourrais pas empêcher d'être sous l'influence de ce que j'ai pu vivre de traumatisant. J'ai cru, j'ai voulu de toutes mes forces que ça n'est aucune incidence. Un mirage. Les prises de risques sont toujours plus effrayantes quand on s'est habitué à se protéger à l'excès, en s'oubliant soi-même, en abandonnant sa responsabilité. Pourtant, c'est dans ce combat que je trouve le goût de vivre désormais. En forçant ma nature, mon destin, en cassant les barrières, en quittant le sentier, je me sens vivre, je ressens. Les émotions sont fortes, les bonheurs intenses, les tristesses désespérantes. Je n'ai jamais autant ri, autant pleuré depuis que je prend le risque de me casser la gueule à chaque pas. Jamais je n'ai été aussi angoissé, inquiet, frustré et impatient que depuis que je suis séparé. J'ai aussi découvert que je pouvais être heureux, amoureux, joyeux, libre et ambitieux. Je l'ai rencontré, elle, cette femme qui me remplit de bonheur et d'émotions. J'ai découvert l'amour, le désir, l'abandon, l'orgasme. Tant de choses que je m'étais refusé jusqu'alors.

Les démons ne sont jamais très loin, les peurs surviennent sans cesse, les inquiétudes se renouvellent. Ça fait partie de cette vie, je crois. Mais j'ai désormais la sensation de vivre. En appréhendant les expériences, les traumatismes, à défaut de les faire disparaître. Acceptant leur influence. Mais n'acceptant que celle-ci. Me réfugier sous le contrôle de quelqu'un d'autre que moi, ce serait abandonner la vie. Peu importe le temps que ça durera, la seule chose qui compte pour moi désormais, c'est de vivre. Vivre ma vie, celle qui me fait ressentir avec force. Jusqu’à la mort.

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