Jamais content

Les réflexions se suivent, s'accumulent. Je devrais être le plus heureux des hommes, sans doute. Je vis désormais après tant d'années passées à survivre, je vois l'avenir avec optimisme, je me surprend même à ressentir une forme d'impatience tant le meilleur semble être devant moi. Je me le dois, c'est certain, tout comme je lui dois à elle. Depuis plus d'un an, j'ai la sensation de savoir aimer, de savoir être aimé. Je me sens clairement un meilleur homme, un meilleur amoureux, un meilleur père, un meilleur amant, un meilleur fils... Si les complexes ne disparaissent pas en quelques semaines, je ressens une liberté intérieure que j'aurais à peine oser rêver. Je suppose que, vue de l'extérieure, ma situation peut paraître idéale. Elle m'aurait parue idéale avant elle. Mais parmi tout ce que j'ai appris sans qu'elle me l'enseigne directement, c'est l'ambition. Que le mieux n'est pas l'ennemi du bien. Que je mérite, moi aussi, cette ambition de vie. Que je peux aspirer à ressentir la puissance de mon ego... Celui-là même dont j'ai ignoré la présence des années durant.

Cet ego, dont la seule existence me surprend encore. Dont je subis la présence. Cet ego qui va à l'encontre de ce que je ressens. Qui me vole des heures de sommeil, qui contraste le bonheur sincère que je ressens. A m'avoir fait voir comme je pouvais mériter les attentions, j'y suis devenu sensible. En me heurtant à la réalité. Car je ne suis pas de ceux qu'on écrit, qu'on décrit, qu'on raconte. Je ne suis pas de ces personnes dont le mystère est irrésistiblement envoûtant, mes blessures sont moches mais ne font pas de moi un écorché vif. Plutôt un sujet de souffrances au long cours. Je ne suis pas dupe quand à ma responsabilité dans toutes ces perceptions. A vouloir le bonheur des autres, à soigner la clarté de mes propos comme celle de mes actes, à taire mes colères pour privilégier la pondération, je ne pouvais pas m'attendre à autre chose. J'ai la passion des mots alors que seules les images ne comptent. En décalage permanent entre ce que je suis et ce que j'aimerais susciter. Cet ego fraîchement dévoilé me rattrape alors. Il me rappelle ce qui n'est pas dit, ce qui n'est pas fait. Il me souligne les non-dits, les actes manqués. Ce que j'aurais tellement aimé recevoir et qui est destiné à d'autres. Cette impression que l'expérience que je représente n'a pas vocation à être partagée. Et à en faire l'aveu public aujourd'hui, je me coupe pour de bon la possibilité de recevoir de telles attentions. Elle ne seront jamais sincères à mes yeux désormais. Elles ne seraient que la conséquence de ma complainte, aussi impromptue qu'égocentrique.

Je me méfie tellement de mon ego. Je n'aime pas du tout cette partie de ma personnalité. Celle qui me donne l'impression de ne plus me respecter quand mes envies de sexe ne sont logiquement pas suivies, car trop nombreuses, trop récurrentes, trop prévisibles. Je me blesse moi-même. Par mon attitude, je ne laisse pas la place au moindre mystère. Je deviens désespérément prévisible. Peu importe finalement d'être une bonne personne, un bon vivant ou un bon amant. L’appréciation de ce que je suis est sincère mais ne suscite pas l'émoi qui invite à la curiosité. On ne parle pas de ce à quoi on s'attend. D'une fiabilité exemplaire. Je suis cette voiture qui démarrera tous les matins pendant des années, qui fera son devoir en apportant plaisir et confort à ses occupants. Rien à voir avec ces capricieuses mais envoûtantes mécaniques, dont seul le bruit fait frémir n'importe quel organisme. Celles dont on accepte tous les défauts sur l'autel de plaisir enivrant qu'elles procurent. Celles avec lesquelles on s'affichent, celles dont on est fier, à un point tel qu'on en fait de véritables expériences de vie. Pendant ce temps, celle qui vous accompagne tous les jours avec application est sur un parking froid. Attendant de se rendre de nouveau utile. Parce que c'est elle qui compte. On le sait. Une relation unique, celle qui compte. Mais dont on ne ressent aucune fierté. Voilà ce que cet ego qui me hante me fait réaliser. Avec une certaine justesse, d'ailleurs, et c'est bien ça qui est le plus difficile à accepter. Je suis heureux, c'est un fait, même si je ne semble jamais content. Je ne serais jamais celui qui fait frémir. Ni celui qu'on cherche à séduire. A partir de ce jour, je ne pourrais plus le croire, de toute façon.

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