Nuit blanche

Un soir d’octobre. J’avais 18 ans. Que de nouvelles choses donc, le permis, la voiture, la vie de célibataire, et aussi les premiers salaires, ceux qui me permettaient de sortir le soir. Physiquement, je n’étais pas le même. Quelques semaines avant cette soirée, une vilaine blessure au genou m’avait poussé à arrêter le handball, mais j’avais encore le corps d’un sportif. Soixante-deux kilos, soit dix-huit de moins qu’aujourd’hui, le torse et les abdos dessinés, j’étais à l’époque plutôt fier de ce que j’étais.

A la suite d’une soirée passée avec une jeune femme, je tournais pour trouver une place en pleine nuit. Je me garais loin, très loin de mon appartement. Je descendais, fermais ma voiture et rentrais chez moi. La rue était déserte. Il était peut-être 3h30, voir plus. J’étais fatigué. Il faisait bon, je marchais tranquillement quand sur l’autre trottoir, j’ai remarqué trois bruyants énergumènes qui ne m’inspiraient pas confiance. J’accélérais un peu le pas. J’avais l’impression de me faire une frayeur, un peu comme quand on est gamin et que l’on croit être suivi en montant les escaliers de chez soi. L’un d’eux m’interpelle. Je l’ignore. Il insiste. Je continue ma route. Je marmonne que ces trois mecs doivent être bien bourrés à cette heure.

A partir de ce moment, les souvenirs sont devenus très variables. D’ailleurs, c’est surtout après coup qu’ils me sont revenus. Ce n’est qu’en rentrant chez moi que j’ai vu que mon jeans était déchiré, tout comme mon boxer. Aujourd’hui, je ne me souviens toujours pas de tous les coups qui m’ont occasionné une trentaine de bleus sur tout le corps. Je me souviens en revanche très bien de la douleur que j’ai ressenti quand l’un deux avait mis une lame contre ma gorge. Pensant d’abord à un couteau, je me suis finalement dit qu’il était plus probable que ce soit un rasoir, du style que l’on trouve chez le coiffeur. Je me souviens aussi de la façon dont ils m’ont pris, à tour de rôle, me crachant dessus, m’ordonnant de me taire. Je me souviens de la douleur, de la peur du virus aussi. Je me souviens avoir fixé une voiture garée là, pendant qu’ils se relayaient. Une 205 blanche, avec un rhinocéros rose sur le tableau de bord, que je fixais comme seul point de repère. Les premiers temps en tous cas, j’avais de cette scène une idée très courte. Mais les mois et les années qui suivirent me firent prendre conscience que ça avait été bien plus long. Je ne sais pas si j’ai perdu connaissance, je ne me souviens toujours pas précisément comment je suis rentré chez moi.

Plusieurs semaines après cette nuit, je me suis souvenu qu’ils m’avaient forcé à les sucer, l’un me menaçant «de me fumer» si je le mordais. L’un d’eux enfonça sa queue au fond de ma bouche si fort qu’il me fit vomir. Quelques coups de poings, de pieds, me sont revenus en mémoire au fil du temps. La façon violente de me prendre ne me quitte toujours pas. Et je me suis toujours étonné que ce ne soit pas la douleur physique qui domine ce souvenir. Ce soir-là, j’étais surtout convaincu que j’allais mourir. Le dernier souvenir qui m’est revenu est celui du moment où ces hommes sont partis. J’étais allongé, contre un mur, j’avais mal en plusieurs endroits. Je portais de nombreuses marques de sperme, notamment sur mes vêtements. J’avais mal aux côtes, à la mâchoire, sans parler de mon cul. J’avais également terriblement mal au sexe. L’un d’eux m’avait saisi la queue et tiré dessus en me prenant, l’autre l’avait frappée de sa main, ainsi que mes couilles. Ils ont pris plaisir en la mordant quand ils m’ont sucé, parce que je commençais à bander. Les coups pleuvaient autant que les insultes. Je garde aujourd’hui encore des traces de cette nuit. Une cicatrice dans le dos, une brulure de cigarette sur le sexe… Tant de choses que j’ai refoulé des années durant. J’ai eu du mal à me relever. Je me souviens qu’à une dizaine de mètres, un homme promenait son chien. Je me suis caché pour ne pas me faire voir. Avec le recul, je pense qu’il ne pouvait pas ne pas me voir. Au moment où je suis rentré chez moi, il était 4h40. Je ne me souviens plus du temps qu’il m’a fallu pour rentrer. J’ai filé sous la douche, dès que je suis arrivé chez moi.

Je suis resté très longtemps sous la douche, j’ai beaucoup insisté pour me laver. Ma lèvre était ouverte, mon arcade était gonflée, et surtout, je remarquais peu à peu de nombreuses marques sur mon corps. Je portais de nombreuses griffures et égratignures, ne remarquant la profondeur de l’une d’elles dans mon dos qu’au bout de quelques jours. Un peu de sang s’échappait de mes fesses, ce qui me fit très peur. D’ailleurs, ce fut immédiatement mon unique peur, celle d’avoir attrapé un virus. Très tôt, je me foutais du viol. La peur de mourir, la peur du virus était la plus forte. Heureusement, rapidement, je fus rassuré à ce niveau, et l’infirmière fut extrêmement compréhensive et pédagogue. Je me posais la question de savoir pourquoi. J’étais décidé à aller porter plainte. Au commissariat, j’étais si intimidé et honteux que je suis reparti. Je n’ai pas réussi à tenir le dialogue avec ce policier qui semblait, à mes yeux, douter de ma version. Je voulais guérir seul. Je refusais de voir ma vie gâchée par des abrutis. Je dormais très mal. Je portais encore les traces de l’agression. Je buvais, beaucoup, le soir, pour pouvoir m’endormir. Il n’y a que saoul que je pouvais trouver le sommeil. J’avais peur mais ne le voulais pas. Je ne supportais plus le bruit des pas dans la rue derrière moi. Je vivais mal qu’on me regarde. Pendant plusieurs jours, je ne bandais plus, j’avais peur d’ailleurs d’un trouble à ce niveau. Un soir, je louais un film porno dans le seul but de me branler. C’était quatre ou cinq jours après l’agression. Au bout de 10 mn, j’avais éteint la télé, je ne supportais pas ces scènes et surtout, rien ne m’excitait. J’avais l’impression que je portais sur moi ce traumatisme que je ne voulais pas considérer. Il m’a fallu quelques jours pour bander de nouveau, quelques autres pour baiser de nouveau. C’est seulement à ce moment que j’ai réussi à mettre tout ça derrière moi. Je ne sais pas vraiment pourquoi d’ailleurs. Je n’ai jamais vraiment parlé de tout cela en détail.

Aujourd’hui, je reste convaincu qu’il fallait que j’évacue ça tout seul. Le fait d’avoir baisé avec un homme ensuite m’a beaucoup aidé aussi. Ca m’a certainement permis aussi de ne pas virer dans l’homophobie, car j’ai pris conscience du plaisir intense que je pouvais ressentir dans ces conditions. C’est ainsi que j’ai essayé de me relever de ça. Retrouver mes idéaux, en partie. Les journées redevenaient normales. Les nuits étaient plus sombres. J’ai longtemps eu du mal à supporter la solitude nocturne. C’est au cours de nuits d’insomnie que les souvenirs refaisaient surface. Ces putains de souvenir… J’ai eu peur de me perdre des centaines des fois, me demandant finalement si je n’avais pas pris un genre de plaisir refoulé à tout cela. La mort finissait par hanter mes nuits. Des rendez-vous manqués, parfois de peu. Et ces sensations, longtemps présentes… La peur, la douleur, le vertige. Cette impression que je sentais mon cul se déformer quand ils me prenaient à tour de rôle, le souvenir que l’un deux était bien plus membré que les deux autres. Lui me répétait que j’aimais ça, que je m’ouvrais facilement, que j’en redemandais. Le souvenir de leur voix, très précis. La culpabilité, finalement, est arrivée.

A me coucher tard, à avoir un mode de vie désinvolte, à ne pas respecter les lignes que l’on m’avait enseigné, j’avais peut-être été trop loin. Mon amour de la vie nocturne était en péril. Depuis le temps que l’on me disait que l’on vit le jour… Et à partir de ce moment, pendant des mois, je ne contemplais plus les lumières de la ville de la même façon quand je fumais à ma fenêtre. Des mois passés à me demander combien d’agressions pouvaient être commises à ce moment précis. A chaque fois que je regardais la plénitude de la nuit. Je revoyais la violence, j’imaginais que chaque nuit, ce genre de scène avait lieu. En me disant finalement que ça devait forcément me tomber dessus, moi qui aimais tant vivre la nuit. Et finalement, réussir à relativiser cela, contraint et forcé. Masquer mes émotions en me convaincant que ça n’était pas si grave. Et rentrer dans le rang. Parce que personne ne veut savoir. Parce que c’est gênant. Les rares fois où j’ai évoqué cela, j’ai eu la confirmation que l’ignorance était la meilleure solution. Le silence. Parce que c’est gênant pour l’autre. Parce que l’on préfère certainement tourner la tête, se dire que ça n’existe pas. Ne pas avoir à imaginer ce que l’autre a pu vivre. Et se dire que c’est du passé, révolu. Qu’il n’y a aucune conséquence. Parce qu’il ne peut pas y en avoir. Parce qu’il ne doit pas y en avoir. J’ai vécu ainsi. Sans que ça ne se soit passé, finalement. Parce que ça me semblait mieux ainsi, pour tout le monde. Parce que je suis fatigué d’avance à l’idée de faire comprendre ce que je peux ressentir. C’est ainsi.

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